LES NOUVEAUX GOUROUS DE LA MODE

Oyez, oyez, une révolution –modeuse- est en marche. Ses leaders, des créateurs anti-stars et surtout, anti-mode : Demna Gvasalia et Alessandro Michele. Analyse.

Il y n’y a pas si longtemps, on célébrait les créateurs stars, aux tempéraments fantaisistes, aux frasques médiatisées, au génie torturé et dramatique, comme Tom Ford, John Galliano, Marc Jacobs ou encore Alexander McQueen. Puis est arrivée une génération d’anonymes propulsés, tels que les très jeunes fondateurs de Proenza Schouler ou encore les sœurs Rodarte. Aujourd’hui, s’installe une nouvelle avant-garde qui célèbre une nouvelle mode, une nouvelle esthétique, et qui change totalement la donne. Le label Vêtements, son fondateur Demna Gvasalia choisi pour réveiller Balenciaga après le départ d’Alexander Wang et Alessandro Michele, dont tout le monde salue la virtuosité chez Gucci, incarnent ce récent paradigme fashion. Focus.

Nouvelle « démode »

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Demna Gvasalia et Alessandro Michele en couverture du T Magazine.

On se tromperait probablement – ou du moins on ne traiterait que de la partie émergée de l’iceberg – si l’on pensait que la nouvelle donne n’est qu’esthétique. Certes, Demna Gvasalia ou Alessandro Michele changent incontestablement la forme du vêtement en prônant un nouveau bizarre, inspiré street pour le chef de file du collectif Vêtements, psychédélique et luxuriant chez Gucci. Mais c’est aussi leur approche de la mode qui change radicalement le paysage. Défilés mixtes, calendrier bousculé, production revue… Bref, on vous en avait déjà parlé, leur démarche va au-delà d’une mode plus ancrée dans le réel, plus connectée à la rue. Face à des créateurs devenus marques développant leur branding via les réseaux sociaux, aux impératifs commerciaux devenus ultimes tendances à suivre, Demna Gvasalia et Alessandro Michele – qui sont sortis de l’anonymat relativement récemment – se démarquent. La section style du New York Magazine le souligne dans un portrait croisé consacré aux jeunes designers, montrant aussi comment cette révolution mode se met en place dans un marché fashion qui se cherche, perdu entre superstars, super comptes Instragram et filtres Snapchat, immédiateté et véritable créativité.

Que changent réellement ces créateurs ? Peut-on les qualifier d’avant-garde ? Sont-ils une relève générationnelle qui s’essoufflera aussi  vite qu’elle a été encensée ? Surtout, la mode a-t-elle vraiment besoin d’une rupture ? Ou bien s’agit-il seulement d’un nouveau tour de danse dans la valse incessante de créateurs éphémères qui prêtent leurs noms ultra-connus, le temps de quelques saisons, à une maison en mal de likes.

Un ovni chez Gucci

Lorsqu’Alessandro Michele, à 43 ans, prend ses fonctions chez Gucci en janvier 2015 après avoir travaillé discrètement pendant 12 ans au sein de la maison florentine, personne ne s’attend au raz-de-marée créatif qui déferle sur la marque au double G. S’il ne réinvente pas la mode, Michele réinvente Gucci, balayant l’ADN glamour de la maison d’un revers de main, mais sans le mépriser et avec brio. L’ovni Michele repense le système Gucci, annonçant des fashion weeks mixtes pour ralentir le rythme. Et les résultats ne se font pas attendre : avec + 4,8% de chiffre d’affaires pour Gucci au quatrième trimestre 2015 et 3,9 milliards d’euros de bénéfices la même année, la maison phare du groupe Kering reprend du poil de la bête après une année 2014 marquée par une baisse des ventes, et qui s’était soldée par le départ de Frida Giannini. Un changement de cap décidé par François-Henri Pinault himself qui déclare alors dans un communiqué de presse «(…) Chez Gucci, la mise en œuvre des plans d’actions se poursuit. (…) ». En 2016, la tendance se confirme « nouvel élan créatif et déploiement de la stratégie portent leurs fruits » pour Gucci, selon un communiqué de Kering.

Gucci Automne-Hiver 2016.

La mode anti-tendance ?

Même scénario pour Demna Gvasalia, qui a fait ses armes chez Margiela et Louis Vuitton et qui, lassé des exigences d’un système démodé, fonde un label à contre-courant. Entre le grunge et l’urbain, Vêtements est surtout profondément moderne et attire l’attention de la planète mode qui le consacre chez Balenciaga en octobre 2015 après un Alexander Wang commercial mais décevant. Pour Balenciaga, Gvasalia créée un univers gender fluid, vintage friendly, pour une mode réelle. Et ça marche. En 2016, le groupe Kering détenteur de la marque mise sur le jeune talent pour poursuivre des performances qualifiées de « solides » par le groupe en 2015.

Balenciaga Automne-Hiver 2016.

Alors, stratégie globale de disruption du marché orchestrée par le groupe Kering ou véritable positionnement créatif de deux génies ? Depuis l’ « investiture » d’Alessandro Michele, comble de l’anti-mode, les collections chez Gucci observent une constance, une intemporalité, que l’on retrouve dans les collections de Vêtements. La ligne directrice est la même, la vision des créateurs ne change pas de saison en saison. C’est l’anti-zapping, l’anti-tendance, une démode ressuscitée. L’esthétique globale prévaut désormais, au détriment d’une veste, d’un sac ou d’une paire de chaussures. Bref, une allure identitaire. La « laideur » –car les mélanges romantico-psychotiques de Michele et les lignes azimutées de Vêtements n’ont rien de commun– est intronisée, célébrant une nouvelle prise de liberté. Ici, la mode se fiche des conventions et des règles. On s’habille comme beau nous semble.

Du coup, comment expliquer l’enthousiasme pour ces deux chefs de file d’une mode pragmatique ? Le consommateur semble quelque peu lassé de la course à la tendance, déçu par la superficialité de marques en quête de notoriété à tout prix, noyé sous l’offre sans cesse renouvelée. A peine a-t-il eu le temps de trouver son style que la saison prochaine lui en impose un nouveau, à « adopter d’urgence » à coup de hashtags sur Instagram, réseau social surpuissant en matière de mode, devenu à lui seul un véritable prédicateur de tendances et d’achats.

Vêtements Automne-Hiver 2016.

Une révolution à l’horizon ?

Au-delà de leurs propositions créatives, ces deux créateurs symbolisent aussi l’anti-starification. Tous les deux inconnus il y a peu, travaillant dans l’ombre, ils sont considérés comme de véritables génies, sans que tout le monde ne connaisse leur nom. On reconnaît leur style. La patte de Vêtements (un collectif tout de même) et la folie rafraichissante de Gucci. A l’instar des influenceurs sortis de leur anonymat par la maitrise de l’outil, ces créateurs incarnent l’espoir de porter au firmament les désirs de la masse. Comme lorsque Gucci propose le service « do it yourself », pour célébrer l’individualité, grande obsession de la décennie. Car ils ne sont pas déconnectés, le luxe ne peut plus s’offrir le luxe d’être élitiste. Le premier a avoir ouvert le champ ? Olivier Rousteing, typhon connecté qui a mis en lumière la nécessité de dépoussiérer le luxe, de rendre la mode fun, et non plus froide et inaccessible. Génie du marketing, il manie les réseaux sociaux et invente la Balmain Army avant le Gucci Gang.

Le retour de la vulgarité ? Oui. Banaliser la mode c’est le mot d’ordre de 2016. Car tout le monde aime la mode désormais, la mode appartient à tous. C’est en cela que la nouvelle vague de créateurs, qui ne se résume pas à ces deux noms –il ne faut pas oublier Wanda Nylon ou Hood by Air, par exemple–, milite pour des changements profonds. Les sacro-saintes maisons sont talonnées de près par des labels aux postulats créatifs rebelles, qui mixent influences et codes divers pour créer un nouveau bon goût, en envoyant valser l’acception traditionnelle de l’élégance. Les plus observateurs d’entre nous auront sans doute remarqué le vide esthétique complet depuis la fin des années 90 en termes de proposition créative liée à une époque. Comme si saison après saison on ne faisait que réinterpréter le passé.

Ces jeunes créateurs, parfois taxés d’underground, ont l’espoir de créer les lignes d’aujourd’hui, voire de repenser un système très codifié, en bousculant les calendriers, ouvrant les shows au public, et brandissant une mode au-delà des genres, au-delà des saisons. Et il ne s’agit plus de la lubie de quelques outsiders branchés. Les plus malins prennent le train en marche, de peur d’être démodés. « Dans un monde devenu de plus en plus instantané, la façon actuelle de présenter une collection quatre mois avant qu’elle ne soit disponible pour les acheteurs est une idée datée qui n’a plus de sens. Aujourd’hui, nos clients veulent une collection qui soit disponible immédiatement », déclare ainsi Tom Ford cité par le magazine Vogue, qui n’hésite pas à évoquer une « révolution industrielle de la Fashion Week ». En 2016, Robespierre et Danton pourraient s’appeler Michele et Gvasalia.

Soraya Tadlaoui

Amoureuse de mode et d’(entre)chats, Soraya Tadlaoui a étudié à Paris la conception rédaction et la danse. Après une première expérience auprès du service de presse de Burberry, elle fait ses armes à la rédaction d’ABCLuxe, au Glamour, en tant que styliste photo auprès du Bureau de Victor agence de photographe, puis à L’Express.fr/Styles. En 2009, elle s’envole pour New York à la poursuite de ses deux passions, avant de tenter l’aventure casablancaise en 2011. Elle intègre alors la rédaction de L’Officiel Maroc. Depuis, professeur de danse, styliste, rédactrice freelance pour différents supports de presse, éditrice de contenus en communication éditoriale et rédactrice web pour le webzine nssnss.ma, elle surfe sur la tendance et sur les petites vagues de Dar Bouazza.

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