INTERVIEW. SAMIR MAZER, LE PIONNIER DU ZELLIGE MAROCAIN CONTEMPORAIN

zellige marocain

Dans l’univers du zellige marocain, Samir Mazer est un précurseur, un artiste qui bouscule l’ordre établi et les traditions. En 2003, il a créé Ateliers Zelij, une entreprise qui cartonne dans le monde entier et qui crée pour les plus grands : Hermès, Cartier, Royal Mansour Casablanca… Entretien. 

Je devrais ralentir un peu, mais je ne peux pas m’arrêter. Je suis hanté par le zellige marocain, son travail, sa matière”. Au téléphone, entre deux expositions –dont le très prestigieux Paris Déco Off-Home– et de multiples recherches créatives dans son atelier toulousain, Samir Mazer prend le temps de répondre aux questions de Shoelifer. Lui qui n’aime pas plus que ça les interviews, se plie finalement avec un certain plaisir à l’exercice. Et nous raconte avec passion son obsession, sa raison d’être : le zellige marocain. 

À l’origine, cet enfant de Tétouan –un écrin arabo-andalou où le zellige est omniprésent– né en 1966, a fait des études de sculpture. Il en a conservé une fascination pour la “poésie des matières” et l’histoire. “J’aimais détourner les motifs du zellige marocain, le dessiner, c’est comme ça que ça a commencé”, nous explique-t-il.  Puis, il y a environ vingt ans, à la faveur d’une formation dédiée au design industriel à Toulouse, il a rencontré son binôme d’une vie : Delphine Laporte, architecte d’intérieur. Ensemble, le duo développe  Ateliers Zelij, une petite entreprise entre la France et le Maroc, au rayonnement international. Au royaume, l’enseigne est représentée chez Inspiration Design By, à Casablanca, fondé par la designer d’intérieur Yasmine Bennani

Au sein d’Ateliers Zelij, Samir, c’est l’artiste “toujours derrière les fourneaux”. Delphine, elle, la stratège qui gère la partie commerciale et marketing. Ateliers Zelij bouscule les codes, car elle propose des créations et des compositions de zellige marocain épurées et ultra-contemporaines. Sans rien renier, pour autant, des techniques et savoir-faire ancestraux. Le mantra de Samir ? “Pour qu’une culture reste vivante, il faut la réinventer”. Pièces artistiques, murs, tables, cheminées, douches, meubles… Ateliers Zelij fait du zellige marocain –très prisé par les architectes et les designers du monde entier depuis plusieurs années– un must, à la fois créatif, ludique et surtout fonctionnel. 

Samir et Delphine, qui officient pour des clients extrêmement prestigieux (Hermès, Cartier ou plus récemment le Royal Mansour à Casablanca), ont écrit une vraie success-story. En 2018, Ateliers Zelij a refait les 12 vitrines du siège social de Hermès, rue Faubourg Saint Honoré à Paris. Samir et Delphine ont également participé à la rénovation des boutiques Cartier à Londres, Séoul, Munich, New-York et Jeddah. Ateliers Zelij est d’ailleurs référencé par la Maison Cartier dans leur liste “Métiers d’Art” qui promeut les savoir-faire d’exception par l’intégration dans les projets de flagships.

En plus de l’exposition à Paris, Samir Mazer a été sélectionné au Salon Révélations Paris qui s’est tenu au Grand Palais éphémère en juin 2023. Il a également collaboré à la création des sols en zellige pour le pavillon qatari  “Smart Qatar” à EXPO DOHA 2023 qui se déroule actuellement. 


Vous avez récemment collaboré avec l’hôtel de luxe le Royal Mansour Casablanca, qui devrait d’ailleurs être bientôt inauguré. Comment avez-vous été approché ? 

Nous avons été approchés par une agence de curation artistique. Nous avons un atelier de recherche et développement à Toulouse, où nous exposons des pièces et des prototypes à destination des agences, des professionnels, des architectes, de nos partenaires et clients potentiels. Ensuite, ces derniers sont séduits ou non, pensent à nous (ou non) pour des projets et c’est ainsi que cela s’est passé avec le Royal Mansour. 

J’ai conçu une fresque de 10 mètres carrés en zellige marocain pour le restaurant de l’hôtel, ce qui n’est pas rien. Cette œuvre située au 23e étage est sur le thème de l’envol. Nous travaillons d’abord le dessin, la palette graphique selon les codes couleur du projet, puis nous passons au travail à l’atelier. Là, on va surtout chercher les couleurs qui ne sont pas référencées, provoquer des accidents pour en faire une pièce d’art unique.


Vous dites souvent “rechercher l’accident”. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? 

Je veux sortir des sentiers battus. Le travail que je réalise sur le zellige marocain n’a rien à voir avec l’héritage et le patrimoine. Même si je conserve le respect d’un savoir-faire ancestral, qui a tout de même plus de mille ans d’existence. Il y a donc une noblesse, une histoire. Ce qui m’intéresse dans le zellige marocain, ce ne sont ni les motifs, ni les tracés géométriques, mais la matière. Comme les anciens avant moi, j’ai voulu apporter un petit quelque chose de nouveau dans la technique. Il est inutile de reproduire ce qui a déjà été fait, de façon brillante qui plus est. 

Voilà pourquoi je travaille beaucoup sur les nuances, la brillance, tout en proposant une géométrie simple, épurée, des lignes droites. Ateliers zellige ne pourrait pas survivre s’il n’y avait pas un intérêt économique et commercial. Pour s’ouvrir aux marchés internationaux, il fallait sortir du tracé traditionnel du zellige marocain et proposer quelque chose de plus contemporain, avec des couleurs plutôt monochromes. Et notre proposition a eu du succès, notamment auprès des gens du métier. 


Et à propos des accidents ? 

Les accidents, je ne les cherche pas, ils sont provoqués par le travail. C’est dans le cheminement à l’atelier que des choses imprévues se passent et se révèlent intéressantes. C’est ce qu’on appelle la sérendipité. Moi, j’appelle ça le feeling avec la matière. J’apporte quelque chose et la matière me répond, elle apporte autre chose. 

En ce moment, par exemple, je travaille sur la matière (émail, texture) arrachée et ciselée du zellige marocain, qui donne des motifs floraux, comme la porte Boujloud à Fès. Ou bien une forme de calligraphie sur  les portes des mosquées. Je récupère la partie arrachée pour en faire quelque chose de plus brut, de moins fin. Je mets au point des motifs très abstraits, très graphiques et c’est là dessus d’ailleurs que j’ai récemment réalisé ma dernière collection dévoilée pour Paris Déco Off. 


Quel est votre dernier grand projet ?

Un très grand hôtel en Sardaigne : l’Hôtel Cala di Volpe. Deux mille mètres carrés, des motifs ultra-créatifs, le tout dans un contexte italien.  Il s’agit du mythique hôtel de la “Costa Esmeralda” en Sardaigne, construit par l’architecte Jacques Couëlle pour l’Aga Khan. Nous avons collaboré avec l’architecte Bruno Moinard dans le cadre de la rénovation complète de l’hôtel qui a débuté en 2019. Chacune des 55 salles de bains propose un motif de zellige personnalisé en lien avec l’histoire du lieu.


Vous avez d’abord étudié la sculpture, comment êtes-vous tombé dans le zellige marocain ? 

Il faut revenir à l’inconscient. Je suis née à Tétouan et sur le chemin de l’école, le zellige marocain était omniprésent. Mon parcours n’a rien à voir avec le zellige marocain en effet, si ce n’est la fascination pour la matière et son histoire. C’est quand j’ai rencontré Delphine Laporte que nous avons réfléchi à la façon de développer ce matériau. 


Vous avez un atelier de recherche et développement à Toulouse, mais votre zellige est fabriqué à Fès, n’est-ce pas ? 

C’est à Toulouse qu’on réfléchit, qu’on explore. Nous recevons des prescripteurs, des grandes agences, dans notre atelier. Nous travaillons régulièrement avec des maisons d’édition textile et de haute-couture notamment. Les projets se matérialisent ensuite à Fès, le berceau du zellige marocain. 


La magie opère-t-elle lorsque vous emmenez vos clients dans la capitale spirituelle ? 

Oui ! Les gens sont fascinés, notamment par les techniques de cuisson. Je pense particulièrement aux Italiens, qui sont extrêmement touchés à chaque fois. Ils ressentent beaucoup d’émotions. Vous savez, en exposant à Toulouse et à travers divers salons, en produisant à Fès, nous participons à la valorisation du zellige marocain et du patrimoine. D’ailleurs, nous avons réussi à intégrer le zellige marocain dans les Journées européennes des métiers d’art


En quelque sorte, vous faites du lobbying ?

C’est totalement du lobbying. Nous défendons corps et âme la technique et le savoir-faire du zellige marocain. Je pense même qu’il s’agit de soft power


Vous qui œuvrez activement pour la valorisation du zellige marocain et plus globalement l’artisanat marocain, est ce que vous vous sentez suffisamment reconnu au Maroc ? 

Au royaume, l’artisanat n’est ni galvaudé ni dénigré, mais nous n’en sommes pas loin. Il y a un véritable intérêt pour le zellige à l’international. Et on ne peut pas l’évoquer sans faire un lien direct avec le Maroc. Celà dit, j’ai plus de reconnaissance en Europe et à l’étranger, du coup on commence à plus s’intéresser à moi au Maroc. Ce n’était pas une stratégie, mais ça c’est passé comme ça. 


Qu’aimeriez vous mettre en place pour valoriser encore plus le zellige marocain ? 

J’ai beaucoup de choses à proposer ! D’abord, je voudrais que mon approche particulière fasse des émules, qu’il inspire d’autres personnes afin qu’ils avancent leurs propres pions dans cet échiquier. Grâce au design, l’artisanat peut se reénventer et ouvrir de nouvelles perspectives.

Mais plus concrètement, en ce moment je monte un atelier/résidence d’artistes dans la région d’Asilah (nord du Maroc) en pleine campagne, avec vue sur l’océan. L’idée, c’est d’y organiser des conférences et des workshops avec des jeunes artistes nationaux, des artistes étrangers, pourquoi pas des écoles marocaines ou encore des architectes. 


Croyez-vous au potentiel économique de l’artisanat marocain ? 

Au Maroc, il y a un potentiel énorme, que ce soit le zellige, le cuir, les tissus, ou même les chansons populaires. La jeunesse devrait s’approprier ce patrimoine et le réactualiser. Le travail que je réalise sur le zellige marocain,  non seulement ça marche sur le plan économique, mais en plus ça a tracté toute la filière du zellige à Fès. Aujourd’hui, là-bas, il n’y a pas de stock. Tout ce qui est produit est vendu. 

Lorsque nous faisons des salons en Europe, nous voyons bien que le travail d’Ateliers Zelij a inspiré de nombreuses entreprises. Il y a même du plagiat en Italie, en Espagne ou au Portugal. Et ce, même si nos modèles sont déposés aussi bien en France qu’au Maroc. Le royaume a tout fait lui aussi, notamment en créant des labels, mais il a encore du mal à se défendre. De notre côté, nous avons été contraints d’engager un gros cabinet juridique pour défendre nos intérêts et conserver l’exclusivité de nos modèles. Evidemment, ça a coûté une fortune mais ça nous a sauvé. Et puis en 2021, nous avons obtenu des droits d’auteurs sur mes créations de zellige. Une avancée considérable pour le secteur du design appliqué aux produits artisanaux.


Vous qui bousculez les traditions du zellige marocain, avez-vous eu des difficultés avec les artisans de Fès qui fabriquent vos créations ? 

Au début,  j’ai eu des problèmes pour imposer mon travail. Les ateliers de Fès sont très durs. C’est presque tribal. Si vous n’en faites pas partie, c’est presque  impossible d’y rentrer. Dans mon travail, ce n’est pas l’esthétique qui prime mais l’économie de la matière et du geste. Au final, le prix du produit doit être très raisonnable, d’où les lignes droites. Finalement, les artisans de Fès sont très friands de mon travail car il est plus simple à faire et moins cher. Ils sont assez curieux, très intéressés de voir ce qu’on peut tirer de leur art, et ce qu’on peut apporter à la composition et aux motifs. Aujourd’hui, il n’y a plus aucune réticence de leur part. D’ailleurs, ils ont compris que les clients et les institutions cherchent un zellige actualisé. C’est ça l’avenir. 


Finalement, n’avez vous pas été précurseur dans la “modernisation” du zellige marocain ?

Sans fausse modestie, je pense que oui. D’autres ont essayé mais n’ont pas réussi. Le décorateur français André Paccard –qui a notamment travaillé pour les palais des souverains marocains–, a fait un travail titanesque sur l’artisanat marocain. Il a répertorié tous les motifs du zellige marocain. Et il a fait des essais avec son équipe d’architectes pour le sortir de son carcan traditionnel. Les résultats n’ont pas été concluants. Avec un prisme un peu orientaliste, il a dit : “Ce matériau a une telle personnalité qu’il ne peut s’inscrire que dans des motifs traditionnels”. 

En réalité, je pense que cette matière peut évoluer, se développer, s’adapter et rentrer dans tous les intérieurs. D’ailleurs, je l’ai fait. Nous pouvons fabriquer du zellige marocain fonctionnel pour les cuisines ou les salles de bains, mais également faire de la création artistique pure.


Et comment décririez-vous votre identité après vingt années passées en France et l’accent toulousain en prime ? 

Marocaine. Très marocaine. Le problème avec les Marocains, c’est qu’on est très marocain (rires). Vingt années en France n’ont pas entamé ça. Dans l’univers des échecs, on dit que ce n’est pas le nombre de pièces qui compte, mais la position de la pièce.


Photo (c) : Samir Mazer

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