ANALYSE : LA MODE, SDF

La mode sans directeur artistique est-elle possible ? Alors que l’industrie est secouée de toutes parts, entre la suprématie du digital, le bouleversement du see now buy now , l’émergence du gender fluid , et toujours l’impératif des chiffres, les maisons font le pari de renouveler le métier de directeur artistique en redéfinissant ce poste clé. Focus sur ce symptôme d’un secteur en mouvement.

Oubliées les superstars de la création ? Au revoir les couturiers expérimentés ? La valse des créateurs de ces dernières années révèle un vrai malaise. Pour faire face aux défis de l’ère de l’accélération, de la nouveauté, de l’immédiateté et de la e-célébrité, les vieilles maisons décident de se donner un sacré coup de jeune en propulsant des novices ou en s’appuyant sur des équipes plutôt que sur une tête pensante.

Pour créer, plus besoin de créateur ?
Du coup, tous les grands noms se retrouvent classés au rang de has been. Les groupes de luxe détenteurs des marques semblent avoir adopté une nouvelle stratégie, en remerciant les uns après les autres des directeurs artistiques iconiques. L’ADN du couturier et celui de la marque ne se fondent plus l’un dans l’autre.
Les directeurs artistiques passent d’une maison à l’autre, comme au football, d’où l’utilisation justifiée de l’expression « mercato ». Les raisons de ce jeu de chaises musicales ? Les collections sont nombreuses, les chiffres posés en but ultime, et la créativité n’a que peu d’espace pour s’exprimer. C’est ce qu’a laissé entendre Raf Simmons à son départ de Dior avant de rejoindre Calvin Klein (on peut parler d’un grand écart stylistique !)

Alors, pour créer, plus forcément besoin de créateur ? Une antithèse, pourtant de plus en plus appliquée : à la tête de certaines maisons, on découvre des anonymes, comme Demna Gvasalia chez Balenciaga, mais aussi des néophytes à l’aura commerciale plus prononcée, propulsés à la direction artistique. Ainsi Bouchra Jarrar se voit remerciée par Lanvin, en crise, contre Olivier Lapidus, derrière une griffe purement… digitale. Rihanna, star de la chanson, prend en charge les collections Fenty pour Puma. Zayn Malik, pop star pour prépubères de son état, prend la place d’Anthony Vaccarello chez Versus. Kanye West cherche sa légitimité mode avec Yeezy. Après une longue période sans chef créatif, Isabella Burley, rédac’ chef du pointu Dazed & Confused, est en charge de la collection d’Helmut Lang avec un titre aussi mystérieux que nouveau : « editor in residence ». La marque prévoit d’ailleurs d’inviter d’autres créateurs, comme Hood by Air, à produire sous le label Helmut Lang. On ne parle plus de collections capsules ou de collaborations mais bien d’une position pour des gens qui, par leur formation, n’étaient en rien destinés à cette fonction. Car ce qui est exigé n’est plus la création pure, mais une influence transversale, sur le devant de la scène et en coulisses.

Et si le « directeur artistique » était obsolète
Au-delà des qualifications, c’est le terme même de directeur artistique (DA), inventé sous l’inflexion de la vision globale et omniprésente de Tom Ford dans les années 90, qui se trouve remis en cause (http://magazineantidote.com/mode/a-t-on-vraiment-besoin-de-directeurs-artistiques/). Un créateur imprégnait alors de son style une maison, une marque, au point d’en être indissociable, quand aujourd’hui, les uns remplacent les autres en quelques saisons. L’ère du créateur qui mourrait avec sa marque n’est plus. Des noms que l’on pensait liés immuablement à une maison s’en détachent. Alber Elbaz quitte Lanvin, Riccardo Tisci Givenchy et Clare Waight Keller plie bagage chez Chloé. Il est bien difficile de savoir qui crée chez qui, tant les recrutements et les fins prématurées de contrats s’enchaînent.
Il faut se tourner un instant vers Chanel, qui fait pourtant figure d’exception à la règle, pour comprendre la direction que prennent les marques. Photographe, couturier, créateur, directeur artistique : Karl Lagerfeld cumule les casquettes avec brio. Et bon nombre de groupes songent désormais à placer des compétences polyvalentes à la tête de leur marque. Un ou une influenceur, mannequin, célébrité, rédac mode, qui ferait un peu tout, imaginant la prochaine campagne comme le tailleur de la saison suivante. D’où l’importance cruciale du studio de création. Un exemple ? Gigi Hadid – modèle et influenceuse colossale – shoote la campagne printemps été 2017 de la marque Versus chapeautée par son compagnon Zayn Malik, dont on doute qu’il sache manier l’aiguille. Un happening médiatique. De même, l’acheteur du web store MyTheresa.com Justin O’Shea se voit confier la marque Brioni au printemps 2016. Une sorte de transversalité s’opère, avec pour seul critère une inclination mode. Savoir dessiner une collection n’est plus essentiel. Les marques cherchent avant tout une personnalité synonyme de popularité et une vision, avant de la confier à quelqu’un d’autre. C’est en cela que le terme directeur artistique semble vivre ses dernières heures, tant une position permanente n’est plus en adéquation avec une industrie qui va de plus en vite, au rythme des envies éphémères et sans cesse renouvelées –et à renouveler– des consommateurs. Il faut susciter l’envie, avec une nouvelle prise de risque stylistique, un nouveau virage artistique, une nouvelle empreinte dans le vestiaire proposé. On parle désormais de « consultant », qui peut être styliste, mannequin, people. Le but ? Générer de l’affect, nourrir l’image de marque, être populaire sur les réseaux sociaux, imaginer des concepts, pour s’adapter à la versatilité de la cible. Bref un marketeur plutôt qu’un créateur.

Mais alors qui crée ?
Et si les collaborations multiexpertises ont toujours existé – de Carine Roitfeld pour Tom Ford à Marie Amélie Sauvé pour Nicolas Ghesquière – le modèle actuel ne repose plus sur un designer superstar qui serait épaulé d’une styliste. Certes, les reconversions dans la mode de certains ou certaines, comme les jumelles Olsen, se sont faites grâce à l’aide de pros de la mode. Mais aujourd’hui on ne met plus tous ses œufs dans le même panier. Le studio, le collectif créatif est de plus en en plus à la mode. On pense tout de suite à Margiela, pionnier de l’anonymat. Ou, plus récemment, au label Vêtements, qui inspire d’autres maisons à capitaliser sur le groupe. Dior est resté sans directeur artistique entre octobre 2015 et juillet 2016, l’intérim étant assuré par le duo Serge Ruffieux et Lucie Meier (nommée avec son mari à la DA de Jil Sander en avril dernier), avant de jeter son dévolu sur Maria Grazia Chiuri. Bally repose sur un collectif créatif, et Gucci a privilégié un recrutement interne (Alessandro Michele) plutôt qu’une signature star. Il semble que les maisons reposent de plus en plus sur des équipes créatives renforcées, des studios qui assurent la relève, tandis que les DA se succèdent et ont un rôle plus proche du consultant que du couturier. On ne fait donc plus porter le chapeau à un seul responsable créatif ; les ateliers et studios fournissent une armée de stylistes et modélistes qui sont les garants d’une transmission stylistique. Et peu importe la signature finale, qui sert surtout un objectif marketing. La fin des grands noms de la mode ?

Soraya Tadlaoui

Amoureuse de mode et d’(entre)chats, Soraya Tadlaoui a étudié à Paris la conception rédaction et la danse. Après une première expérience auprès du service de presse de Burberry, elle fait ses armes à la rédaction d’ABCLuxe, au Glamour, en tant que styliste photo auprès du Bureau de Victor agence de photographe, puis à L’Express.fr/Styles. En 2009, elle s’envole pour New York à la poursuite de ses deux passions, avant de tenter l’aventure casablancaise en 2011. Elle intègre alors la rédaction de L’Officiel Maroc. Depuis, professeur de danse, styliste, rédactrice freelance pour différents supports de presse, éditrice de contenus en communication éditoriale et rédactrice web pour le webzine nssnss.ma, elle surfe sur la tendance et sur les petites vagues de Dar Bouazza.

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